713ES

Françoise Choay

L’Allégorie du patrimoine

1992

LA COMPÉTENCE D’ÉDIFIER

Voici donc venue l’heure des bilans. Au fil de mon exploration, la dimension européenne des concepts de monument et de tissu historiques n’a cessé de s’imposer, en même temps que ces notions et les réalités qu’elles désignaient se chargeaient de valeurs dont Riegl a, le premier, dressé l’inventaire. J’ai, en outre, mis en évidence la nouveauté et la nature différente d’une valeur induite par le développement de l’industrie culturelle et dont Riegl n’avait pu prévoir l’émergence : la valeur économique du patrimoine historique.

Mais ce bilan descriptif n’est pas suffisant. Il me faut maintenant en questionner le sens et le placer dans une perspective sociétale. Tâche aisée pour la période antérieure aux années 1960 et à l’inflation patrimoniale qui la caractérise : l’investigation des antiquités a appris aux humanistes, puis aux antiquaires, à découvrir leur altérité et elle a ainsi contribué à fonder l’identité de la culture occidentale dans son rapport avec le temps et l’histoire, le savoir et l’art. Ensuite, l’investigation des monuments et des tissus historiques, assortie à leur préservation et à leur restauration, a fait comprendre aux générations romantique et victorienne la dignité des faires anciens et leur a fait pressentir l’ « essence de la technique ». Jusqu’à la deuxième moitié du XXᵉ siècle, ces démarches ont continué de participer à l’affirmation de la personnalité culturelle occidentale.

Cependant, l’inflation du patrimoine historique bâti entamée depuis les années 1960 ressortit à une autre logique. Ni le jeu des valeurs traditionnelles, ni la logique économique portée par la culture de masse n’épuisent ses excès, ne permettent de rendre compte d’un culte qui se transforme en fétichisme. On pourrait se risquer à invoquer la fameuse valeur d’ancienneté (Altertumswer) dont riegl prévoyait qu’elle l’emporterait sur toutes les autres au XXᵉ siècle. Toutefois, l’historien viennois en donne des définitions laborieuses et parfois contradictoires. Et si, au plus clair, il la fonde sur la satisfaction que procurerait, par l’observation des édifices anciens, la prise de conscience du cycle universel de la création-destruction, on ne comprend pas pour autant la popularité d’une telle perception et le rapport privilégié qu’elle entretiendrait avec notre époque. Sans doute faut-il chercher dans une autre direction et porter l’attention sur le processus actuel d’accumulation des biens patrimoniaux.

LE MIROIR DU PATRIMOINE : UNE CONDUITE NARCISSIQUE

Ce processus semble désormais moquer sélections et classifications et viser une exhaustivité symbolique, au mépris de l’hétérogénéité des cultures, des usages et des temps auxquels appartiennent les biens accumulés. Ce processus rassemble le plus signifiant et le plus dérisoire, les lieux du culte religieux et les lieux de l’industrie, les témoins d’un passé séculaire et ceux d’un passé tout neuf. Comme si, par l’accumulation de tous ces accomplissements et de toutes ces traces, il s’agissait de construire une image de l’identité humaine. Et là se trouve bien le nœud de l’énigme : la patrimoine historique semble aujourd’hui jouer le rôle d’un vaste miroir dans lequel bous, les membres des sociétés humaines du XXᵉ siècle finissant, contemplerions notre propre image.

En d’autres termes, l’observation et le traitement sélectif des biens patrimoniaux ne contribueraient plus à fonder une identité culturelle dynamiquement assumée. Ils tendraient à être remplacés par l’auto-contemplation passive et le culte d’une identité générique. On aura reconnu là la marque du narcissisme. Le patrimoine aurait ainsi perdu sa fonction constructive au profit d’une fonction défensive qui assurerait la recollection d’une identité menacée.

On peut, en effet, interpréter ce besoin éperdu d’une image de soi forte et consistante, comme le recours des sociétés contemporaines face à des transformations dont elles ne maîtrisent ni la profondeur, ni l’accélération et qui semblent mettre en cause leur identité même. L’addition de chaque nouveau fragment d’un passé lointain, ou proche et à peine refroidi, donne à cette figure narcissique plus de solidité, de précision et d’autorité, la rend plus rassurante et mieux capable de conjurer l’angoisse et les incertitudes présentes.

Mon interprétation du culte patrimonial comme syndrome narcissique est corroborée par l’analyse de son contexte chronologique. Le développement de l’inflation patrimoniale a, en effet, coïncidé avec celui d’un bouleversement culturel sans précédent au sein des sociétés industrielles avancées et, par voie de conséquence, dans le entier. La fin des années 1950 a confirmé une révolution technique et marqué l’avènement de l’ère électronique : désormais des mémoires artificielles et des systèmes de communication toujours plus performants se développent à l’échelle planétaire et sont couplés avec des activités toujours plus diverses et complexes, retentissant, dans une boucle de rétroaction, sur comportements et mentalités.

On a pu symboliser par la notion d’outil l’activité technique qui, depuis l’époque des silex taillés jusqu’à l’ère machiniste comprise, a accompagné l’évolution des cultures humaines, ou encore, selon les paroles de Marx, la transformation de la terre en monde humain. Mais les outils électroniques ou électronisés sont d’une autre nature : de la part de notre corps, et particulièrement de notre cerveau, auxquels ils se substituent en les dotant de pouvoirs jusqu’alors insoupçonnables, ils appellent une intériorisation, une intégration et d’une assimilation qui en dissimulent la nécessaire médiation et en font des prothèses d’un nouveau genre.

C’est bien pourquoi, pour qualifier la révolution ou la mutation qui a infléchi la nature de la technique, je propose l’adjectif « prothétique », autrefois lancé par Freud. Ce terme permet de souligner la multiplication des médiations et des écrans que l’usage des nouvelles prothèses introduit dorénavant entre les hommes et le monde comme entre les hommes entre eux. Il marque aussi l’ampleur du bouleversement auquel l’humanité d’aujourd’hui se trouve confrontée.

Soyons clair cependant. En me focalisant ici sur la technique, je ne méconnais en aucune façon la circularité de la relation qui la lie à l’ensemble des pratiques humaines, psychosociales, socio-économiques, économico-politiques qui, à leur tour, déterminent et conditionnent son évolution. Il s’agit seulement pour moi de pointer une face essentielle de la dynamique sociétale.

Ainsi, les transport hyper-rapides et la quasi instantanéité des télécommunications nous permettent, toujours d’avantage, d’échapper aux contraintes traditionnelles du lieu, de l’appartenance à l’espace terrestre : fonctionnellement, en nous dotant d’une mobilité qui nie la distance et nous met en mesure d’exercer une activité ubiquitaire aussi bien que d’opter pour le télétravail : sensoriellement et socialement, en courcircuitant notre expérimentation corporelle du monde physique et ce contact direct avec les autres hommes, dont Dino Formaggio, en particulier, a décrit le rôle en termes d’ « intersomaticité ».

Melvin M. Webber résumait les enjeux de cette libération spatiale sous le titre d’un essai célèbre « The urban place and the nonplace urban realm ». Selon lui, la condition urbaine était en passe de n’être plus définie que par de pures relations immatérielles, par la constitution des communautés affranchies de tout enracinement. Ces intuitions sont aujourd’hui confirmées par le développement du cyberspace dont un auteur comme Mark Slouka a magistralement montré la puissance déréalisante et la façon dont il nie doublement la dimension corporelle de la condition humaine et le rôle du corps dans la constitution du lien social.

En outre, les prothèses qui nous libèrent de l’emprise locale, nous délivrent du même coup de la durée pour nous installer dans l’instantanéité. Le temps organique de la remémoration, de la supputation, du questionnement, de l’attente, du tour et du détour est récusé. Comme, autrement et aussi, le temps cosmique des saisons est moqué par la navette des transports aériens d’un hémisphère terrestre à l’autre, qu’il s’agisse de déverser des flux de touristes sur des plages ou des flux de légumes sur des marchés.

En un mot, la révolution prothétique atteint les sociétés humaines du XXᵉ siècle finissant au plus profond, dans leur arrimage au monde par les catégories du temps organique et de l’espace local. Ces observations rapides n’ont ici qu’une portée indicative : il s’agit de suggérer l’ampleur, non assumée, d’une déstabilisation identitaire. Il ne peut être question d’offrir un tableau global de la révolution culturelle qui a induit le syndrome patrimonial. Toutefois, puisque mon livre traite du patrimoine architectural et urbain. J’évoquerai de façon schématique, l’incidence de la révolution électronique dans le champ de l’aménagement spatial, ce qui permettre d’éclairer au passage la double crise actuelle de l’architecture et de la ville.

L’impact des « nouvelles technologies » sur le milieu bâti des sociétés de la deuxième moitié du XXᵉ siècle peut être résumé par la généralisation et la consécration d’un « urbanisme de réseaux », c’est-à-dire par le déploiement, à l’échelle des territoires et de la planète, des réseaux d’infrastructures techniques, associées au hors d’échelle des réseaux de télécommunications. Ce processus de réticulation de l’espace physique naturel et aménagé est sous-tendu dans son fonctionnement par une nouvelle logique. Cette logique « de branchement » se distingue et s’oppose aux traditionnelles logiques locales d’articulation du cadre bâti, qui se fondent sur la solidarisation des éléments construits entre eux et avec leur contexte naturel et culturel. Les réseaux (fluides, énergies, transports, information…) constituent un dispositif sur lequel il suffit à n’importe quel établissement humain – minuscule ou gigantesque, singulier ou formé d’un agrégat d’unités innombrables – de se brancher pour pouvoir fonctionner.

Les réseaux permettent d’affranchissement des ancestrales contraintes spatiales (géologiques, géographiques, topographiques…) qui déterminaient la localisation, l’implantation et la forme des établissements humains. En promouvant un espace isotrope ils permettent aussi bien une urbanisation diffuse et la rurbanisation que la formation de nébuleuse métropolitaines, les agglomérations denses, à périphéries concentriques, que les formations tentaculaires ou linéaires (le long des vallées fluviales ou des littoraux) ou encore des établissements ponctuels et spécialisés sur des nœuds de transports ou autour de grands équipements commerciaux ou culturels (centres de recherche scientifiques, musées et leurs annexes).

Inutile de souligner les avantages, la liberté et l’efficacité offerts par ces dispositifs et par cette logique, devenue la base d’une nouvelle économie du territoire. Je voudrais plutôt faire observer deux conséquences négatives de leur hégémonie croissante.

La première concerne l’architecture. Contaminée par la logique des réseaux, l’architecture change de statut et de vocation : les bâtiments individuels tendent toujours davantage à être conçus comme des objets techniques autonomes, branchables, greffables ou raccordables à un système d’infrastructures, libérés de la relation contextuelle qui caractérisait les œuvres de l’architecture traditionnelle. Le corps de l’architecte perd son rôle d’intercesseur et la merveilleuse invocation que lui adressait Eupalinos résonne désormais dans le vide. L’ingénieur tend à se substituer à l’architecte pour concevoir et construire dans la tridimensionnalité des objets mettant en œuvre toutes les ressources de l’assistance électronique et de la virtualisation. L’architecte, lui, devient un producteur d’images, un agent de marketing, ou de communication, qui ne travaille plus qu’en trois dimensions fictives. Au meilleur des cas, il est réduit à un jeu graphique ou même plastique, qui rompt avec la finalité pratique et utilitaire de l’architecture et qui l’inscrit dans l’esthétique intellectualist de la dérision et de la provocation, propre aux arts plastiques contemporains.

Une deuxième conséquence de l’hégémonie de l’aménagement réticulé est la disparition progressive des tissus et des environnements articulés et contextualisés, à la fois en tant que réalisation d’une pratique corporelle vivante et en tant que vestiges patrimoniaux. D’une part, la logique d’articulation du bâti a cessé d’intéresser les maîtres d’ouvrage, obnubilés par les avantages des nouvelles techniques, tandis que son enseignement et son application ont déserté les écoles ; d’autres part, on l’a vu plus haut, les restes des tissus urbains anciens deviennent chaque année plus rares, du fait de leur vieillissement et d’une insidieuse destruction, organisée sous prétexte d’adaptation aux usages contemporains, et qui refuse de dire son nom.

Au-delà d’une indéniable corrélation entre révolution prothétique et inflation patrimoniale, ces différents constant justifient-ils aussi l’hypothèse qui associe inflation patrimoniale et narcissisme collectif ? Il faudrait d’abord être sûr que le corpus du patrimoine fasse bien l’objet d’une image spéculaire. L’image que nous renvoie le miroir patrimonial n’est pas banalement nostalgique et anachronique. En effet, on l’a vu plus haut, depuis la fin des années 1950, les constructions-témoins d’un récent passé toujours plus proche, ont été, à leur tour, intégrées toujours plus nombreuses, dans le corps patrimonial : édifices-manifestes du Mouvement moderne, défendus par l’association Docomomo, réalisations spectaculaires de l’ingénierie du bâtiment, jusqu’aux ratés du logement social… sont associés et assimilés aux monuments et aux tissus historiques, confondus avec eux. Cet amalgame d’objets ressortissant à des pratiques et des logiques différents, et dont l’hétérogénéité est camouflée sous la dénomination commune et fallacieuse de patrimoine, nous livre de nous-mêmes, sous l’aspect de nos réalisation bâties, une image globale, une et entière, qui occulte la fracture provoquée par la mutation en cours et en conjure le traumatisme par l’affirmation d’une identité intacte.

La corrélation entre la révolution prothétique et la fonction narcissique du patrimoine bâti éclaire, en outre, les difficultés soulevées par la « valeur d’ancienneté » de Riegl. Celui-ci apercevait bien, dans la société de son temps, l’imminence d’une nouvelle fonction rétrospective de ce qu’on appelait encore les monuments historiques. Toutefois, rétrospection n’est pas synonyme de construction spéculaire et le champ des monuments historiques demeurait en outre borné par les limites de la révolution industrielle.

Certes, les bouleversements causés par cette révolution avaient donnée une valeur et un sens nouveaux à tous les édifices qui la précédaient et ils avaient bien été interprétés comme porteurs d’un changement de civilisation par des esprits aussi différents que Haussmann, Cerdà ou Viollet-le-Duc, par exemple. Au reste, il est clair que pour notre XXᵉ siècle finissant que la révolution prothétique aujourd’hui à l’œuvre plonge ses racines dans le deuxième moitié du XIXᵉ siècle qui, en couplant les inventions du chemin de fer et du télégraphe, ouvrait l’ère des grands réseaux technique et de l’aménagement du territoire. Mais il n’en est pas moins vrai que les perturbations de l’espace quotidien demeuraient alors limitées : j’ai pu moi-même définir la transformation de Paris par Haussmann (1853-1870) en termes de « régularisation ». Les amarres avec le monde pré-industriel étaient encore loin d’être rompues. En dépit d’avancées technique majeures, elles ne le seraient pas davantage durant la première moitié du XXᵉ siècle, sans doute à cause du freinage exercé par les deux guerres et par la crise économique mondiale. La plupart des architectes et de ceux qui ont alors bâti entretenaient encore un commerce direct avec les terrains et les eaux, les climats et les vents, les végétaux et les saisons. Ils connaissaient encore aussi, par expérience vécue, le comportement des matériaux et selon quelles règles les mettre en œuvre.

Bien entendu, le patrimoine bâti n’est pas le seul constituant de l’image narcissique patrimoniale. Cette imago est enrichie par la muséification de tous les champs et types de l’activité humaine. Pour reprendre le mot d’un historien suisse, le musée, qui était une institution, est devenu une mentalité. Non seulement tous les savoir-faire et tous les artisanats disparus ou menacés possèdent désormais leurs musées, mais il en est de même des technique industrielles et de leurs produits (automobile, chemin de fer, phonographe, téléphone…).

Quant aux musées d’art et aux grandes expositions internationales lancées sous leur égide, leur éclectisme triomphant pourrait bien révéler tout à la fois une fragilisation de l’activité esthétique et un Kunstwollen aux abois, dont les forces créatives s’épuisent. Le « vouloir d’art » contemporain ne semble plus lancer d’exclusives, ni même manifester de réticences à l’égard des monuments de quelque civilisation et de quelqu’époque que ce soit. Il absorbe, avec avidité et sans discrimination, le contenue entier du musée imaginaire. Mais si notre sensibilité esthétique était vraiment en mesure d’accueillir toutes les manifestations de l’art universel, ne serait-ce pas le signe d’une Kunstwollen réduit à l’étiage 0, privé de ce pouvoir de refus qui est l’envers de son pouvoir de créer ? En fait, la diffusion planétaire du musée d’art semble bien nous confronter au même processus narcissique et à la même impuissance que le reste du corpus patrimonial. Ce phénomène pourrait être attribué à un manque de même nature et doté du même pouvoir traumatisant ou anxiogène.


Posted: September 2019
Category: Essays

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