Émile Zola
Le parti de l’indignation
1882
Ce ne sont ni les républicains, ni les légitimistes, ni les bonapartistes qui ont la majorité en France : ce sont les indifférents. Le grand parti de l’indifférence, quelque chose comme trente-cinq millions d’habitants sur trente-six, se compose de la masse énorme des citoyens qui ne vivent pas de la politique, qui n’en espèrent rien de réel ni de solide, qui la redoutent comme un ennui et comme une ruine.
Certes, les indifférents peuvent avoir un idéal politique. Il y a parmi eux des bonapartistes, des légitimistes, surtout de républicains. Mais, comme beaucoup de catholiques tombés au doute, ils ne pratiquent pas, soit qu’ils méprisent les hommes, soit qu’ils aient mis leur gouvernement dans une justice et une liberté trop hautes ; soit enfin que, par intérêt ou par tendresse, ils préfèrent un coin de paix et de silence. Je veux dire qu’en dehors des quelques ambitieux qui rêvent le pouvoir, et de la poignée de naïfs qui attendent du gouvernement de leur choix le bonheur universel, la nation presque tout entière ne demande que de la tranquillité. Nous voulons vivre.
Questionnez le grand et le petit commerce, dans les villes, il vous répondra : « Ah ! Monsieur, si vous saviez le tort que nous fait la politique ! A chaque crise, c’est une alerte nouvelle. Nous ne sonnes jamais certains du lendemain. Il est vraiment à souhaiter que la République se fonde sérieusement, de façon à nous éviter toutes ces secousses. »
Questionnez les paysans, dans les campagnes, et ils vous diront : « La République nous a promis la paix, nous votons pour la République. Mais nous voulons, en retour, qu’elle fasse nos affaires, qu’elle ne se mette pas en travers de nos ventes par des aventures continuelles. Le meilleur gouvernement est celui qui ne fait pas de bruit. »
Questionnez les rentiers et le propriétaires, questionnez les artistes et les écrivains : partout vous trouverez cette aspiration au calme réparateur, à une existence de repos pours les uns et de travail pours les autres. La France, d’une seule voix, réclame le libre exercice de son intelligence et son activité, à l’abri de ces questions de principes et de personnes qui, chaque mois, remettent en péril la prospérité nationale.
Tel est le grand parti de l’indifférence. Il désespère de la perfection et subit les gens qui mettent la main sur le pouvoir ; seulement, il exige qu’en échange, ces gens lui donnent au moins la paix ; et s’ils ne sont pas assez adroits pour le satisfaire, un jour arrive fatalement où les moutons de l’indifférence deviennent enragés et dévorent les loups qui, depuis trop longtemps, les fatiguent à hurler dans leurs oreilles.
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Voyez l’histoire de ces dix dernière années. Je ne parlerai que de nos désillusions, à nous républicains théoriques, qui aurions voulu du coup une République des supériorités, grande, honnête, juste libre.
Après nos désastres, dans la bataille ardente des partis, les républicains au pouvoir nous on dit qu’ils se trouvaient réduits à l’impuissance et qu’il nous fallait attendre le jour où ils seraient les plus forts. C’était une réponse raisonnable ; nous avons attendu, on sait au milieu de quel tapage et de quels bouleversements quotidiens.
Puis, après six ou sept ans de ce charivari affreux, les républicains ont eu enfin la majorité. Grande joie de notre part : nous nous imaginions être au bout de nos peines, nous rêvions de nouveau une République équilibrée, rendant au pays le train régulier des États solides. Et pas du tout, une terrible guerre de personnes s’est déclarée, dans laquelle la France râle encore.
On connaît la tactique des ambitieux qui aspirent à nous gouverner. Chez nous, le manuel du parfait homme d’État se réduit à un seul précepte : Usez-vous les uns les autres. C’est simple et commode. Depuis M. Thiers, ils sont comme cela une queue à la porte de la présidence, chacun attendant pour entrer d’avoir usé le rival que le précède. Nous avons vu le maréchal de Mac-Mahon user M. Thiers, puis M. Grévy user le maréchal ; maintenant, nous voyons M. Gambetta user M. Grévy ; demain, nous verrons M. Clémenceau user M. Gambetta, après quoi pourra venir le tour de M. Félix Pyat ; et cela jusqu’à la fin des siècles. Les présidents ne sont plus que de vieilles paires de bottes qu’on jette au coin d’une borne, quand on les a éculées.
Et cette tactique de l’usure réglementaire règne du haut en bas. Elle est la caractéristique même de l’époque. C’est ainsi que, pour chaque ministère, il y a d’un côté le tas des vieilles bottes percées en plus ou moins de temps, et de l’autre la file des bottes neuves qui attendent d’être essayées et déformées. Certains portefeuilles ont trois ou quatre destinataires, rangés par ordre de résistance, selon que le monsieur semble devoir être avachi plus ou moins vite. Les malins cèdent leur tour, en pensant que l’heure n’est pas venue où la France trouvera chaussure à son pied. De là, toutes nos bousculades, tout le malaise dont nous souffrons ; car il faut, paraît-il, que l’heure des malins arrive, pour qu’ils fassent notre bonheur, ce bonheur promis et attendu depuis dix ans.
Et si les malins, quand l’heure sera venue, étaient usés aussi vite que les autres ? Et si, quand on les aura à leur tour jetés au coin de la borne, nous devions de la sorte passer éternellement de main en main, tiraillés dans tous les sens ?
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Dix années ! Songez donc que nous avons déjà eu une patience de dix années, subissant les catastrophes, faisant la part du feu, comprenant qu’on ne peut fonder un État comme on plante un pommier. Seulement, il semble qu’un gouvernement de dix années devrait déjà être un grand garçon, fortement constitué, promettant une longue vie de santé et de sagesse.
Eh bien ! Pas du tout. Les intransigeants reviennent au bout des dix ans, regardent la République et s’écrient : « Ça, une République ? Allons donc ! Il n’y a rien de fait, absolument rien. C’est à nous de vous donner la vraie République. »
Comment ! Il n’y a rien de fait ! Pendant dix ans, nous aurons subi toutes sortes d’opérations douloureuses ; on nous aura bousculés, étourdis, claquemurés, et ceux-ci arriveront pour recommencer l’expérience sur de nouveaux frais ! Ah ! Misère, quelle vie ! Sans doute, eux aussi, vont nous demander dix années pour s’emparer du pouvoir et nous accommoder à leur sauce. Après quoi, rien ne prouve qu’une nouvelle couche de républicains ne se produira pas, en disant de la République intransigeante : « Ça, une République ? Allons donc ! Il n’y a qu’une République, la nôtre, et il faut que nous l’expérimentions. » Toujours alors ! Nous ne serons plus que de la chair à expérience, nous nous en irons dans les siècles, au gré d’une tempête éternelle, sans jamais nous fixer sur le terrain solide d’une formule scientifique.
On a dit que la République était justement par son essence une formule sociale toujours ouverte et toujours en discussion. Voilà qui nous promet du plaisir ! Le jour où les réactionnaires pourraient persuader cela à la France, le jour où ils prouveraient au pays que la République ne saurait leur donner un état stable et définitif, ils trouveraient vite une majorité en faveur de la monarchie ou de l’empire. Heureusement, il n’y a là qu’une fantaisie romantique. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, j’espère, la République est une conséquence logique, qui s’impose d’après des lois fixes. On ne fait pas d’un peuple ce qu’on veut, pas plus qu’on ne peut transformer à son gré la structure d’un oiseau ou d’un poisson. Ce sont les seules forces de la nature qui mènent l’humanité, et dès lors il n’y a plus qu’à leur obéir et à les appliquer, si l’on ne veut pas faire une besogne inutile.
Mais j’entends rester dans la théorie ; car je n’ai pas de République personnelle à pousser dans le monde, n’ayant aucune ambition politique à satisfaire. Je crois que si l’État républicain se fonde en France, ce sera malgré les hommes et grâce à la logique sociale, l’heure scientifique étant venue. Seulement, je fais bon marché de ces croyances absolues, je descends dans le relatif de nos efforts quotidiens, j’accepte la République qu’on voudra, à la seule condition que cette République assura la tranquillité de la nation. En un mot, je ne suis plus qu’une unité, la plus humble, du grand parti des indifférents ; et, à ce titre, je me fâche, je demande si les tortures qu’on nous impose vont continuer, si l’on n’a pas bientôt fini de nous faire passer des mains de celui-ci dans les mains de celui-là, pour l’unique satisfaction des ambitieux qui vivent de notre tolérance.
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Oui, voilà où nous en sommes, au bout de dix ans : le parti de l’indifférence devient le parti de l’indignation.
Depuis quelques années, je passe huit mois dans un trou perdu, au milieu des paysans ; et, à chaque nouvelle crise ministérielle, à chaque nouvelle aventure, c’est une étude pour moi, que de voir l’effarement de ces braves gens. Ils ont voté la République, ils s’imaginent que la République est faite ; aussi ne comprennent-ils plus. Paris n’est qu’à neuf lieues, mais il semble reculé au bout de la terre, dans le pays de l’extravagance. Qu’ont-ils donc ? Que veulent-ils, là-bas ? Encore un ministère ? L’autre n’était donc pas bon ? Alors, pourquoi l’ont-ils pris ? Et celui-là, il ne vaudra pas davantage sans doute, puisqu’on annonce sa chute avant qu’il soit installé ? Et les paysans haussent les épaules, et ils commencent à se fâcher, et demain, si on les tracasse toujours avec ces ambitions dont le sens leur échappe, ils finiront par rêver d’un roi ou d’un empereur.
Dans les villes, le grand et le petit commerce, la masse considérable des indifférents qui ont intérêt au silence de la politique, pénètrent mieux les raisons du tapage qui nous assourdit ; ils voient bien que, s’il y avait moins d’hommes pour se partager la République, les choses s’arrangeraient tout de suite ; et cela les irrite d’autant plus. Eux aussi, ont longtemps haussé les épaules. Allons, bon, voilà le sabbat qui recommence ! M. Gambetta, une fois de plus n’est pas content. Que veut-il donc ? Eh ! Qu’on lui donne ce qu’il veut, et qu’il nous laisse la paix ! Puis, arrive le terrible charivari des intransigeants. La place n’est plus tenable ; il faut se boucher les oreilles et s’enfermer chez soi. Mais, dès lors, l’indifférence devient impossible. L’homme le plus sceptique, le plus tolérant, sent monter une fureur en lui contre ce vacarme du pavé. Taisez-vous donc, ou nous allons descendre !
Oui, taisez-vous, en voilà assez ! Nous sommes las de notre indifférence, las de subir tant de médiocrité bruyante, au nom du salut de la nation. Nous voulons la République, mais nous la voulons tout de suite, sans ces interminables chinoiseries, sans ce banquet qui n’en finit plus, et où chacun de vous prend sa part, avant que le pays lui-même puisse se mettre à table. Que nous importent M. Ferry qui tient le morceau, et M. Floquet qui entend succéder à M. Ferry, et M. Challemel-Lacour, un des officiers de M. Gambetta, qui s’apprête dès aujourd’hui à étrangler M. Floquet ! Puisqu’ils doivent finir par se manger les uns les autres, ils devraient commencer par là, s’avaler en deux bouchées, pour que la place soit nette. En quelques coups de dents, nous aurions la République.
Est-ce pratique ? Je m’en moque ! Je répète que je n’apporte pas de solution. Ce que j’apporte, c’est l’indignation d’un homme de vérité que la comédie politique de ce temps a mis peu à peu hors de lui. J’en parle en observateur, pas davantage. Il est faux que des principes soient en question ; d’ailleurs, il n’y a que des lois. Il est faux que ces gaillards-là songent à notre bonheur. La vérité est qu’ils font passer leur personne avant la France, et que, s’ils veulent la République, ils la veulent par eux et pour eux. Peut-être tous les gouvernements en sont-ils là. Seulement faut-il encore qu’un gouvernement, s’il vit du pays, en vive en homme paisible. Mangez-vous proprement, ou encore un coup nous nous révoltons !
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Comment ! Nous sommes trente-cinq millions d’hommes de paix et de bonne volonté, et nous nous laisserions ennuyer par un million de farceurs qui abusent de notre bêtise ! Encore suis-je trop large, en admettant que la politique nourrit ou amuse un million de Français.
Nous sommes trente-cinq millions qui voulons travailler tranquillement, qui nous donnes un gouvernement pour qu’il assure l’ordre, et nous subissions une poignée politiqueurs dont le métier est de vivre de désordre, comme celui des avocats est de vivre de chicane ! Nous les laisserions raffiner, jouer des crises en virtuoses, se donner le régal de passer tous à la queue leu-leu par les ministères, nous entretenir dans le gâchis pour avoir le plaisir de nous sauver trois fois par semaine et d’avoir droit à notre reconnaissance ! Non, décidément, c’est trop bête !
L’heure est venue. Dix années de patience ont assez prouvé que nous sommes de braves gens. Qu’un de nous se lève et que, du grand parti de l’indifférence, il fasse le grand parti de l’indignation. Il parlera au nom de la majorité écrasante que la politique assomme. Il apportera le vœu de la France tout entière, qui est un besoin immense de paix, une volonté absolue de s’entendre, penser et travailler, à l’abri de la dispute vide et imbécile des partis. Il exigera qu’on jouisse enfin de notre République, aussi honnêtement qu’on le pourra ; et soyez certains qu’on devra compter dès lors avec nous, et que, si nous n’obtenons pas un paix, qui, hélas n’est pas de ce monde, les hommes politiques réfléchiront avant de trop nous bousculer.
Puis, s’ils s’entêtaient, s’ils dépassaient toute mesure, eh bien ! Il faudrait en finir. Ce serait beau, la révolution des sceptiques, des indifférents indignés ! Aux armes ! Aux barricades ! Nous sommes trente-cinq contre un, nous n’avons qu’à descendre dans la rue pour les supprimer. Plus de républicains, plus de légitimistes, plus de bonapartistes, rien que des citoyens libres qu’on a trop ennuyés et qui ont fait justice ! Ah ! L’heureuse nation !