Jean-Marc Jancovici
L’université pour tous, évidemment
2015
Extrait du Chapitre 2 du livre Dormez tranquilles jusqu’en 2100, et autres malentendus sur le climat et l’énergie.
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Réserver l’accès aux études supérieures à ceux qui ont le bon niveau scolaire ? Quelle drôle d’idée ! Dans la foulée des événements de Mai 68, la loi Faure – votée sous de Gaulle – stipule que tout bachelier pourra accéder de droit à l’université, avec interdiction pour cette dernière d’opérer une sélection. Sachant que plus de 70 % d’une classe d’âge obtient désormais le diplôme de fin d’études secondaires, cela signifie que la même proportion des jeunes peut s’inscrire de droit à des études supérieures, même si la réalité tourne plutôt autour de 50 %. Ce pourcentage était de 3 % environ avant la Seconde Guerre mondiale !
Historiquement, l’université – ou les grandes écoles, qui en sont une déclinaison particulière à notre pays – avait pour objet de préparer les cadres supérieurs de la nation. Qui pouvait prétendre à cette fonction ? Ceux qui n’étaient pas occupés à une tâche productive « élémentaire », comme cultiver un champ, abattre un arbre, construire un navire ou faire sauter un morceau de granit à coups de barre à mine. Cela représentait moins de 10 % de la population, qui occupait des fonctions dans la haute administration, le commandement de l’armée, l’enseignement, les carrières scientifiques et la direction des grandes entreprises. Le mandat de l’enseignement supérieur était alors en rapport avec les effectifs : tu seras étudiant, mon fils (ou ma fille), pour être préparé à faire partie de l’« élite ».
Mais, en accueillant désormais 50 % de ceux qui ont 18 ou 19 ans, l’université ne peut plus être considérée comme préparant l’élite : elle prépare les salariés « ordinaires ». Or qu’est le salarié ordinaire dans notre civilisation de l’énergie abondante, où les machines produisent à notre place ? Un pilote de machine.
Où sont les machines ? Pour une toute petite partie, dans l’agriculture. Il faut donc quelques pilotes de tracteurs, de moissonneuses, de robots de traite, de chargeurs de silos, de hangars d’élevage de poulets, et d’épandeurs à purin. Ce sont des agriculteurs. Plus les machines sont grosses, moins il y a besoin d’agriculteurs. Mais plus elles sont complexes, et plus il y a besoin de faire d’études (dans le système scolaire ou « sur le tas ») pour les concevoir, les produire et les manipuler.
Une deuxième fraction des machines se trouve dans l’industrie. Il faut deux catégories de personnels pour s’en servir : soit des gens ayant une bonne formation parce que les machines sont complexes à manipuler (machines à commande numérique, lignes de production sophistiquées, etc.), soit des gens qui font des tâches répétitives au service de la machine (ouvriers qui découpent toute la journée le filet de droite – ou de gauche – des poulets qui défilent devant eux sur un convoyeur, ouvriers qui placent une pièce donnée sur un appareil électrique, ouvriers qui remplissent des cartons avec des bouteilles qui sortent d’une ligne d’embouteillage, etc.). Il faudra surtout beaucoup de gens pour concevoir ces machines, les vendre, les maintenir, les financer, expliquer leur fonctionnement, et réfléchir à la manière dont tout cela peut être rendu plus « efficace ». Tous ces gens-là sont dans le « tertiaire ». Un employé du tertiaire, en pratique, est aujourd’hui une personne qui, pour faire son travail, prend appui sur la production physique assurée par les machines et dirige ces dernières, directement ou indirectement.
Il y a d’abord du pilotage direct de machines. C’est le cas pour les conducteurs de trains, de camions, de bus, de navires ou d’avions. C’est le cas pour les réparateurs de tout poil, souvent dotés d’une camionnette et d’une foultitude d’engins électriques pour soulever, ausculter, visser, peindre, etc. Et ceux qui travaillent dans un bureau ? Ils pilotent aussi des machines. Ils le font en direct dès qu’ils ont un ordinateur, une photocopieuse ou un ascenseur à prendre, mais surtout ils dépendent de machines situées ailleurs. Le négociant en céréales dépend des moissonneuses-batteuses ; l’employé de la Sécu dépend des scanners, IRM, ambulances, échographes, lignes de production de médicaments et de vaccins, et encore des camions postaux et des chaudières d’hôpital.
Le vendeur dépend de la machine qui a fabriqué le produit, et l’enseignant des rotatives qui impriment les manuels. Et si l’on prend le problème non du point de vue des hommes mais des machines, pour une machine industrielle on a un emploi de pilotage direct, et quantité de gens qui la pilotent indirectement. Et ces emplois-là sont le plus souvent dans le tertiaire.
De fait, c’est bien au tertiaire que prépare l’essentiel des formations universitaires. Le futur diplômé du supérieur n’ira que rarement faire pousser des patates, poser des tuiles, ou tronçonner des arbres dans la forêt ; il ira plutôt au bureau, c’est-à-dire qu’il travaillera dans des activités de services. Il aura par exemple une fonction commerciale (la vente représente plus de 2 millions d’emplois en incluant les caissiers de supermarché et les VRP), travaillera comme banquier ou assureur (750 000 personnes), sera agent administratif (quelques millions de personnes), ou enseignant (près de 1 million de postes), ou encore comptable, juriste ou assistant(e) sociale… Rares sont les postes indiqués ci-dessus qui s’obtiennent avec un simple bac : même un simple vendeur dans une grande surface est souvent bac+2.
Par ailleurs, notre diplômé du supérieur travaillera le plus souvent en ville, et ce n’est pas un hasard. En effet, qu’est-ce qu’une ville ? C’est un lieu construit pour faciliter les échanges de biens produits ailleurs. De fait, les ressources pour produire ne sont pas en ville : ni mines, ni terres à blé, ni bois, ni pierres ne s’y trouvent en abondance. Par contre, si nous avons quelque chose à échanger, c’est quand nous sommes côte à côte que les transactions vont le plus vite. Et donc, plus nous avons de choses à échanger, plus il y a de villes ! Toutes les villes du monde comportent des lieux d’échange que sont la place de marché, où se passe le commerce des biens, les écoles et universités, où ont lieu les échanges de connaissances, les lieux de culte, où nous partageons croyances et valeurs morales, et enfin les représentations du pouvoir administratif (mairies, préfectures, tribunaux, etc.), où l’objet de la transaction est d’ordre social.
Or le tertiaire désigne certes les services, mais ces services sont pour beaucoup basés sur des échanges. Les sociétés de transport, banques, assurances, et services informatiques procèdent à des échanges : de marchandises pour les transports, d’argent pour les banques, de garanties pour les assurances, et de kilobits pour les informaticiens ! Même la crèche n’est rien d’autre que l’échange d’une mère permanente contre une mère temporaire (environ 1 million de personnes travaillent dans la garde d’enfants en France).
Tant que les déplacements étaient lents, c’est-à-dire avant la démocratisation des moteurs de toute nature (grâce à l’énergie disponible pour les faire fonctionner), ces lieux d’échange étaient toujours au centre des villes, car c’est ce qui permettait de les mettre au plus près d’un maximum d’utilisateurs. Toute ville ancienne est structurée sur le même modèle : au centre se trouvent la place de marché, l’église, l’école, la préfecture et l’hôtel de ville, les habitations étant assemblées autour. À l’époque de la seule marche à pied (et du cheval pour les plus fortunés), c’est ainsi que l’on optimisait la quantité d’échanges par unité de temps dans un espace donné. C’est seulement quand la voiture pour tous est devenue notre quotidien que l’on a pu mettre ces lieux d’échange un peu n’importe où, et que sont apparus grandes surfaces, lycées et annexes de la préfecture en banlieue, voire « au milieu de nulle part ».
L’énergie abondante a aussi permis la multiplication des objets à échanger, ce qui a permis de créer des emplois en quantités croissantes pour les vendre, les financer, les promouvoir, et enseigner comment les faire (et comment les vendre, les financer, etc.). Il a aussi fallu de plus en plus de monde pour gérer de plus en plus de règles devenues nécessaires pour organiser un monde physique de plus en plus complexe et varié. Avec l’abondance énergétique et la croissance des villes sont apparues d’autres activités, tertiaires également, qui impliquent qu’un nombre suffisant d’habitants soient concentrés au même endroit. C’est par exemple le cas des activités médicales : avec un village de 500 habitants, on peut « entretenir » un médecin généraliste, mais pour justifier l’existence d’un chirurgien spécialisé dans la cataracte, il en faut davantage.
Revenons à la promesse de faire passer tout le monde par l’université. Elle signifie en pratique que nous pouvons vivre dans un monde qui peut occuper l’essentiel de la population comme technicien supérieur ou cadre, essentiellement dans le tertiaire, et donc essentiellement en ville, avec si possible une « mégapolisation » de cette dernière. Malheureusement pour nous, ce genre d’organisation sociale demande un prérequis : que l’emploi dépende de manière croissante de la machine. Il faut que la production (effectuée en dehors des villes, raison pour laquelle les urbains croient que la société est devenue « dématérialisée ») engendre tellement de flux que la gestion directe et indirecte des flux en question (réalisée dans les bureaux et en ville) et l’occupation du temps libre dégagé par l’absence de tâche productive permettent d’occuper 80 % de la population active.
Jusqu’en 2008, c’est bien ce monde qui s’est progressivement mis en place, avec une production industrielle qui n’a jamais cessé d’augmenter. Jusqu’en 2008, jamais l’économie occidentale n’avait produit autant de tables, de chaises, de mètres carrés de bâtiment, de voitures, de plats surgelés ou de télévisions, jamais les machines n’avaient effectué une part aussi importante de la production, et jamais on n’a eu besoin d’autant de gens dans le tertiaire pour gérer cette complexité. Illusion statistique, nous avons souvent cru que les flux industriels baissaient parce que le nombre d’ouvriers baissait. Mais ce n’était pas le cas, tout simplement parce que les hommes étaient remplacés par des machines, bien plus puissantes qu’eux. Par exemple, un laminoir industriel, d’une puissance de 100 mégawatts, écrase l’acier comme le feraient 10 millions de paires de bras ! Et pourtant il est piloté par… une seule personne.
Une seule personne suffit aussi à piloter en continu une cimenterie ou une papeterie, et même une raffinerie ou une centrale nucléaire ne mobilisent pas plus de quelques individus. Mais ces engins surpuissants créent des flux massifs d’objets qui ensuite « créent » des millions d’emplois pour la deuxième transformation, et surtout la vente, la comptabilité, le financement, la réparation, la mise en œuvre, le conseil, la publicité, l’entreposage, etc.
Dans un monde infini, avec une quantité infinie d’énergie à disposition, cette organisation peut perdurer indéfiniment. Malheureusement pour tous ceux qui ont cru à la promesse d’emploi comme cadre du tertiaire pour tous, dans notre monde fini cet équilibre est instable, parce que les flux physiques massifs qui le sous-tendent demandent des quantités massives d’énergie. Or, depuis 2006, soit deux ans avant le crash, pétrole et gaz ont commencé à se faire moins disponibles dans les pays de l’OCDE. Cette contraction du pétrole a engendré une contraction des échanges. La production industrielle ayant partout et tout le temps besoin d’échanges intermédiaires (entre la mine et le haut-fourneau, entre le haut-fourneau et l’usine, entre le fabricant de composants et l’assembleur, entre le fabricant de produits finis et le magasin), on assiste également à une baisse de la production « physique » dans l’OCDE depuis 2007. En Europe, cela s’observe par exemple sur les produits industriels, les mètres carrés construits, et les tonnes-kilomètre de fret routier.
En conséquence de cette diminution des flux physiques, il va y avoir besoin de moins d’emplois tertiaires pour vendre, administrer, financer ou former. Et, à mesure que l’énergie disponible va baisser – ce qui va se produire dans un nombre croissant de pays de l’OCDE, et est déjà l’avenir prévisible en Europe –, les flux physiques vont se contracter de même que l’emploi tertiaire urbain. Autant pour la dématérialisation ! Cette évolution va inverser ce que nous avons cru être l’ordre normal des choses pendant deux siècles : désormais, il faudra – en tendance – des travailleurs manuels en quantité croissante et des employés de bureau en quantité décroissante, à commencer par ceux qui ont reçu une formation dite littéraire (langues, sociologie, psychologie, une partie des formations en économie, etc.), qui sont les plus éloignés de la production physique de terrain.
Il suffit de regarder autour de nous : l’« échec » de la promesse de 1981 est déjà en train de se matérialiser. L’université pour tous, comprise comme l’accès à un emploi de bureau pour tous, a connu son apogée. La seule promesse qui tienne, désormais (et qu’il faut tenir), c’est l’emploi pour tous, et cet emploi aura certes besoin d’une formation préalable, mais elle sera de plus en plus technique et de plus en plus appliquée, et ira aussi avec une rémunération de plus en plus basse en termes réels. La formation universitaire comprise comme le canal classique d’accès à l’emploi devra, de plus en plus, être réservée à une fraction minoritaire de la population et, parallèlement, il faudra un développement de l’apprentissage, formation moins directement tournée vers l’emploi de bureau, et qui ne doit plus être considéré comme une formation de deuxième zone. Conseil à ceux dont les enfants ne savent pas quoi faire : devenez plombier ou maraîcher, ça sera peut-être moins confortable que d’être assis dans un bureau, mais il se peut que cela soit de plus en plus facilement valorisable que quatre ans de psycho !