Charles Péguy
Note conjointe
1935
Extrait des pages 290–292.
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Ce monde moderne a fait à l’humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l’histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n’y a pas de précédents. Pour la première fois dans l’histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure.
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières).
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.
Il a ramassé en lui tout ce qu’il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c’est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.
Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversé. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.
L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.
C’est un cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.
De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.
Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers, (et peut-être et souvent le même), de cette universelle interchangeabilité.
Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable.
Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude.
Je parlerai un langage grossier. Je dirai : Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du rabbin. Et il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du peintre.
Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab integro. L’argent est le maître de l’homme d’État comme il est le maître de l’homme d’affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l’État comme il est le maître de l’école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé.
Et il est le maître de la justice plus profondément qu’il n’était le maître de l’iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu’il n’était le maître du vice.
Il est le maître de la morale plus profondément qu’il n’était le maître des immoralités.
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I said it long ago. There is the modern world. This modern world had brought about conditions for humanity so entirely and absolutely new, that all that we know through history, all that we have learned of preceding human worlds, cannot be of service to us in the least, cannot advance our understanding of the world in which we live. There are no precedents. For the first time in the history of the world all the spiritual powers together have been driven back, not by the material powers but by one sole material power, which is the power of money. And in order to be exact, it must even be said: For the first time in the history of the world all the spiritual powers together, in the same movement, and all the other material powers together, in the very same movement, have been driven back by one sole material power, which is the power of money. For the first time in the history of the world all the spiritual powers together and all the other material powers together, in one and the same movement, have receded on the face of the earth. They have receded throughout as if along a vast line. For the first time in the history of the world money is the master without limit or measure.
For the first time in the history of the world money stands alone opposite spirit. (And it even stands alone opposite the other material things.)
For the first time in the history of the world money stands alone opposite God.
It has gathered into itself all that is poisonous in the temporal, and now it is done. By some kind of frightening venture, by some kind of aberration in the mechanism, a gap, a disruption, a monstrous mechanical spinning-out, what should only have served for exchange has completely consumed the value to be exchanged.
So we must not only say that in the modern world the scale of values has been turned upside down. We must say that is has been wiped out, since the apparatus of measure and exchange and evaluation has overwhelmed all the value it should have served to measure, exchange, evaluate.
The instrument has become the material and the object and the world.
It is a cataclysm as novel, an event as monstrous, a phenomenon as fraudulent as if the calendar began to be the year itself, the real year (and this is what it is somewhat getting to in history); and as if the clock began to be the time; and as if the ruler with its centimeters began to be the world being measured; and as if arithmetical number began to be the world being counted.
From this has come the immense prostitution of the modern world. It doest not come from lust. It is not this worthy. It comes from money. It comes from this universal interchangeability.
And notably from the avarice and venality that we have seen are two particular cases (perhaps often the same) of this universal interchangeability.
The modern world is not universally prostitutional through lust. It is quite incapable of that. It is universally prostitutional because it is universally interchangeable.
It did not procure baseness and turpitude for itself with its money. But because it reduced everything to money, it turned out that everything was baseness and turpitude.
To speak in a crass way, I will say: For the first time in the history of the world money is the master of the curé as it is the master of the philosopher. It is the master of the pastor as it is the master of the rabbi. It is the master of the poet as it is the master of the sculptor and painter.
The modern world has created a novel situation, nova ab integro. Money is the master of the statesman as it is the master of the businessman. And it is the master of the magistrate as it is the master of the simple citizen. And it is the master of the State as it is the master of the school. And it is the master of the public as it is the master of the private.
And it is the master of justice more profoundly than it was the master of iniquity. And it is the master of virtue more profoundly than it was the master of vice.
It is the master of morality more profoundly than it was the master of immorality.